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Jules Verne, Voyages extraordinaires

mardi 15 mai 2012

Si la Pléiade peut publier Jules Verne aujourd’hui, c’est parce qu’elle a publié Sade en 1990. C’est Jean-Luc Steinmetz qui le dit, ou presque, dans son Introduction, pour le plaisir de relever la « belle ironie des choses ». Quitte à l’accentuer un peu, cette ironie. Car enfin, au lieu de Sade, il aurait pu citer La Fontaine (1991) ou Andersen (1992) : c’est d’illustrations qu’il s’agit.
L’expérience qu’ont acquise les imprimeurs de la Pléiade en reproduisant sur papier bible les gravures « libres » des romans de Sade a facilité, c’est évident, la reprise des gravures « Hetzel » sur le même papier fin. Mais soyons clairs : Steinmetz ne regarde pas du même œil le faux tigre de Juliette et le vrai poulpe de Vingt mille lieues sous les mers. Plus subtilement, il invite le lecteur à réfléchir au lien qui noue texte et images.
Au reste, il n’est pas le premier à rapprocher Verne et Sade. Sur ce terrain inattendu Julien Gracq l’a précédé qui, dans En lisant en écrivant (1980), compare la réévaluation de l’œuvre de Verne à la « réintégration de Sade dans la littérature du XVIIIe » : longtemps impensables, ces deux « promotions » sont désormais acquises à ses yeux. Avec Sade au XVIIIe, Verne au XIXe et, ajoute-t-il, Simenon au XXe, les limites du roman « noble » se sont élargies, par les marges.
En nommant ces écrivains, Gracq n’entendait pas signifier que tout se vaut. Il prenait acte, en géographe — et avec quelle sensibilité ! —, des secousses qui modifient sans cesse le paysage littéraire… et qui ont parfois des conséquences éditoriales. Voici que le mont Jules Verne rejoint dans la Pléiade les « sommets neigeux » du XIXe. On laissera à d’autres le soin de comparer les altitudes respectives, pour se réjouir de retrouver, texte et images magiquement liés, celui qui fut souvent notre premier éveilleur — « mon primitif à moi », disait Gracq.

Présentation de la Pléiade par Jean-Luc Steinmetz

Jules Verne, « lecture d’enfance » — soit. C’est bien ce qu’avait en tête Pierre-Jules Hetzel, l’heureux éditeur des « Voyages extraordinaires », tout en sachant (on l’imagine) que son fidèle auteur n’était pas homme à borner son génie. Sachant aussi déjà, peut-être, que parmi les écrivains « pour la jeunesse » celui-là aurait toujours une place à part.
À part : « l’air attentif et fiévreux d’un enfant qui lit un roman de Jules Verne » (Proust dixit) ne s’explique pas autrement. À peine parti pour son premier « Voyage extraordinaire », le jeune lecteur quitte les rivages du conte. Une forme de vie adulte est prête à l’accueillir, où les responsabilités côtoient dangers et merveilles, où les vérités scientifiques dévoilées confèrent au monde sa tangibilité de réel, sans lui ôter son mystère. C’est l’extase, celle dont parle Sartre dans Les Mots. Étrange, irremplaçable expérience de lecture. Elle demeure à jamais vivante dans le souvenir. On y songe comme à un paradis perdu — perdu et à reconquérir, car l’expérience est renouvelable. L’âge du lecteur et le poids de la vie peuvent bien donner au texte des couleurs nouvelles, la magie demeure. Selon Malraux, « le fond de tout, c’est qu’il n’y a pas de grandes personnes ». Verne, qu’il avait lu (et auquel le farfelu n’était pas étranger), l’aura conforté dans cette croyance.
Cette édition propose quatre romans, et plus de cinq cents gravures, indissolublement liées au texte : autant de fenêtres ouvertes sur le rêve. D’une part, la seule « trilogie » de l’œuvre (encore est-ce une trilogie a posteriori) : un voyage autour du monde, un voyage sous les eaux, et le long séjour des « naufragés de l’air » dans une île (apparemment) déserte. D’autre part, Le Sphinx des glaces, roman tardif et superbe, quête d’un pôle Sud alors inexploré ; il vient en quelque sorte compléter le roman d’Edgar Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym, que Verne lut dans la traduction de Baudelaire. Poe, le « chef de l’École de l’étrange ». Baudelaire, l’auteur de « Voyage », toujours prêt à plonger « Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau », et qui accola aux Histoires de Poe leur célèbre épithète, extraordinaires.
Voyage, inconnu, nouveau, extraordinaire… tout est dit. En intitulant ses propres livres « Voyages extraordinaires », Jules Verne signale discrètement, sous le patronage de Poe et de Baudelaire, que la modernité — la science, la technique, la machine en quoi il voyait une poésie du temps présent — comporte une part d’inassimilable, et que notre sûr pouvoir de dominer le monde se double d’une incertitude, qui peut être féconde ou fatale. Ce monde, Verne ne s’est d’ailleurs pas contenté de l’inventorier en géographe ou en technicien : il l’a peuplé des marques de ses rêves, et les vaisseaux qu’il a créés pour l’explorer franchissent sans peine les portes du réel. Appareillons !

Jules Verne, Voyages extraordinaires, Édition publiée sous la direction de Jean-Luc Steinmetz, avec la collaboration de Jacques-Remi Dahan, Marie- Hélène Huet et Henri Scepi, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2012, 2644 pages. Premier volume : Les Enfants du capitaine Grant – Vingt mille lieues sous les mers, 1488 pages, 283 ill. Deuxième volume : L’Île mystérieuse – Le Sphinx des glaces, 1264 pages, 222 ill.





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