Inspiré par le Méphistophélès de Goethe, un étrange démon protéiforme mène la danse, de La Peau de chagrin aux Gestes et opinions du docteur Faustroll, d’Alfred Jarry. Récit savant, Le Diable de la réclame restitue la geste et les intrigues de cet inquiétant personnage dans de nombreux textes depuis le romantisme. En quoi pactiser avec les industries culturelles naissantes a-t-il pu signifier vendre l’âme de la littérature au commerce ? Face aux conditions modernes du succès et aux lois d’airain de la contrainte économique, à quels risques s’exposent le romancier et le poète, ou plutôt le sujet littéraire ? Pour donner sens à ce moment faustien, dans l’histoire des imaginaires médiatiques, Le Diable de la réclame en confronte les cauchemars aux réalités de la « publicité », de 1830 à la Belle Époque. Parce que l’herméneutique éditoriale semble être la seule stratégie opposable aux offensives de la réclame, ce livre fait aussi le pari de l’interprétation, tout en proposant une autre histoire littéraire du XIXe siècle.
La première partie de l’ouvrage est consacrée aux premiers historiens de la publicité commerciale, avant 1900 : à tous ceux qui, journalistes, érudits passionnés ou encore stratèges des médias, ont entrepris d’en comprendre les mutations dans le temps long : des cris marchands et des enseignes de boutique aux annonces de presse et aux affiches publicitaires. Après ces prémisses contextuelles, qui permettent les clarifications terminologiques nécessaires (annonce, réclame, puff, publicité dans l’acception marchande du mot), la seconde partie est centrée sur le moment romantique. Il est montré comment, face aux procès critiques contre la « littérature industrielle » (Sainte-Beuve), les grands romanciers feuilletonistes ont mis en fictions les risques que prend le sujet littéraire en pactisant avec les industries culturelles et médiatiques, à travers différents scénarios de la tentation. Les Mémoires du diable, de Frédéric Soulié, Le Trou de l’enfer, d’Alexandre Dumas, et ce chef-d’œuvre de l’édition romantique illustrée qu’est Le Diable à Paris, font l’objet d’une relecture qui marque aussi la spécificité de la réception française des Faust de Goethe.
Il s’agit également, dans Le Diable de la réclame, de faire valoir la dimension culturelle des mondes marchands, que la dynamique du capitalisme modifie profondément pendant la période considérée. Dans la troisième partie du livre, à partir de sources de presse ou d’archives, les productions textuelles de la publicité commerciale au XIXe siècle sont documentées de manière inédite, à partir de ce que les contemporains ont désigné sous le nom de « littérature de réclame ». Face à une telle concurrence, et face aux ruses de la publicité commerciale, aussi comiques d’aspect qu’influentes sur l’esprit des foules, quelles ont été les réponses des écrivains ? Autant qu’à en démentir avec fermeté la valeur et la vocation littéraire, George Sand, Flaubert ou Villiers de l’Isle-Adam ont scruté de près le mal de la réclame, et les mythologies culturelles qu’elle manipule. Après 1880, sans cesser tout à fait de la diaboliser, Huysmans, romancier ou critique, et Félicien Champsaur s’interrogent sur les performances artistiques de l’image publicitaire. À la fin du siècle, l’hypothèse même d’une poétique publicitaire, que Balzac le premier avait formulée mais qui a longtemps semblé grotesque, s’est imposée. Elle allait devenir un lieu commun moderniste.
C’est sur le terrain des pratiques publicitaires des écrivains eux-mêmes que la recherche opère dans la quatrième partie du livre. Il y est moins question de « l’épicerie littéraire » (Flaubert), autrement dit de l’autopromotion des auteurs dans la presse et les revues, que de la « rédaction industrielle » à proprement parler et des collaborations des plumes littéraires avec le commerce en général. Les esthétiques réalistes se sont en effet emparées de ce sujet tabou, particulièrement dans les récits de la vie littéraire. Dans le sillage des Illusions perdues de Balzac, les realia du métier d’écrire sont parfaitement documentées dans L’Éducation sentimentale, Charles Demailly ou les descriptions matérialistes de la vie de bohème par Henri Murger et Jules Vallès. Entre histoire littéraire et sociologie de la littérature, ce moment de l’étude rassemble les outils théoriques et critiques permettant de penser ou de repenser le « patrimoine immoral » des écrivains – leurs productions publicitaires –, tout en continuant d’observer ce que devient le grand récit méphistophélien de la réclame.
Baudelaire et Zola s’imposent comme ses plus profonds herméneutes. La cinquième partie de l’ouvrage (« Les avocats du diable »), fondée sur des microlectures et l’étude du contexte médiatique, scrute les énigmes que le poète des Épaves ou du Spleen de Paris et le romancier d’Au bonheur des dames nous ont léguées sur les logiques du capitalisme culturel. Dans le roman zolien des grands magasins parisiens, la dédiabolisation du sujet s’accomplit grâce à la réactivation évidente du thème faustien et à une stratégie du sublime qui ne sauve pas les seuls protagonistes. Elle rédime aussi la littérature populaire et le romancier à succès, entré en littérature par la porte de la publicité éditoriale. Les expériences malheureuses de Baudelaire dans les journaux, et son long compagnonnage avec le diable de la réclame, ont nourri ses passions tristes autant qu’ils ont trempé son ironie. Aussi est-ce en plaçant son œuvre à l’enseigne de la mort elle-même que le poète a produit l’allégorie la plus puissante du mal contemporain.
►Le Diable de la réclame. La littérature française du XIXe siècle au risque de la publicité, Laurence Guellec, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 570 pages, 2024.
Sommaire en ligne sur le site de l’éditeur : https://www.droz.org/france/product...