La prophétie peut-elle s’exprimer sans poésie ? La parole prophétique semble faire le grand écart entre les borborygmes de la Pythie, la glossolalie de Cassandre, et l’extrême élaboration de leurs oracles par ailleurs. Du surgissement de la vision à la parole délivrée aux interlocuteurs, la poésie apparaît comme la médiation idéale de la parole inspirée, lui conférant solennité et puissance expressive en plus d’asseoir son autorité divine.
En partant de l’affinité relevée dans les sources anciennes entre poésie et prophétie, nous interrogerons la continuité entre ces deux formes d’inspirations qui semblent unies par leur nature divine tant d’un point de vue stylistique que théorique. Notre réflexion se concentrera sur leurs interactions, qu’il s’agisse d’une parenté, d’une proximité ou au contraire de distinctions : jusqu’à quel point leurs influences réciproques mènent-elles à des formes d’hybridation ? Avec la prise en compte de sources littéraires ou documentaires (inscriptions rituelles, vases, peintures etc.), nous espérons contribuer à mettre en valeur les enjeux de la continuité entre ces deux paroles sur un temps long, de l’Antiquité à l’aube de la modernité (XVIe – début XVIIe s.).
En effet, au-delà de leur source d’inspiration divine, leurs représentations révèlent de nombreux points communs, que ce soit d’un point de vue linguistique (le terme latin uates scelle cette imbrication), ou dans les verbes de parole employés pour les prophètes qui « chantent » des oracles (θεσπιῳδέω, thespiôdeô) ; ou d’un point de vue iconographique (il suffit de penser au topos de la cécité qui unit Homère et Tirésias ou des Sibylles écrivant sur des rouleaux à la manière de scribes).
L’étroitesse de ce lien invite à en questionner les implications théoriques. La pensée platonicienne notamment les inclut dans un groupe de quatre folies et force est de constater que, si la folie mantique est souvent couplée avec la folie poétique, l’appariement de l’une ou l’autre avec la folie érotique ou la folie télestique est moins évident. En outre, l’influence de la philosophie platonicienne, de Cicéron à la Renaissance, ou encore les débats sur le prophétisme dans les contextes juifs et chrétiens, anciens, médiévaux ou modernes, peuvent fournir une porte d’entrée dans l’examen de ses réinterprétations et de ses nouvelles justifications.
En plus du volet philosophique, nous aimerions examiner les sources documentaires et littéraires pour explorer les interactions entre ces « artisans de la parole ». Nous souhaiterions donc prolonger l’étude jusqu’à la Renaissance, époque durant laquelle les querelles religieuses qui voient le jour avec la Réforme invitent à repenser les modèles d’inspiration tandis qu’en parallèle se développe une littérature oraculaire en réponse aux questionnements eschatologiques de l’époque. L’étude des phénomènes de syncrétisme qui s’opèrent au fil des siècles entre les différentes figures retiendra toute notre attention. L’analyse de phénomènes de réception notamment permet de s’interroger sur une certaine autonomie littéraire des prophéties et, réciproquement, sur la part des topoï dans la mise en forme des prophéties (et les traducteurs de la Septante, déjà, faisaient écho aux modèles grecs de la prophétie pour évoquer les personnages inspirés du monde biblique). En effet, la banalité de leurs objets (vérité biblique, épisode mythologique attesté par ailleurs, situation politique contemporaine) invite à minorer leur fonction de révélation au profit de celle d’exhortation, voire à y reconnaître des exercices de style. À l’inverse, il faut chercher à savoir si les textes poétiques se prévalent d’une autorité d’ordre prophétique.
En outre, les textes construisent et contextualisent la parole prophétique, si bien qu’il faut prêter attention à sa mise en œuvre au sein des œuvres ou des documents. L’incarnation de l’inspiration dans des figures (hommes, femmes ou même dieux et animaux) qui opèrent une conjonction entre poésie et prophétie amène à s’interroger sur leur insertion dans des situations de communication définies mais aussi dans des traditions littéraires et culturelles. Si certaines figures (Sibylles, Cassandre…) font l’objet de travaux spécifiques, leur comparaison apparaît nécessaire pour préciser leurs domaines et leurs particularités. Il semble également que la poétisation des prophètes les rende propices à un rapprochement avec la figure auctoriale dans des discours empreints de vocabulaire (méta-)poétique. La superposition (ou contradiction ?) des voix de l’auteur et des personnages prophétiques au sein des œuvres peut également constituer une piste de réflexion.
Dans l’idée que la réception de cette association à la Renaissance ne relève pas uniquement d’une redécouverte des textes grecs et latins mais d’un processus plus long et continu de sédimentation des représentations, nous souhaiterions inclure dans ces réflexions aussi bien l’Antiquité gréco-romaine que le Moyen Âge, occidental et byzantin, jusqu’à parvenir à la première modernité. Au vu de ces interrogations sur les hybridations de ces deux types de parole, nous attendons en particulier (mais pas exclusivement) des développements sur les thématiques suivantes :
• les figures littéraires, historiques ou religieuses qui mêlent poésie et prophétie
• la configuration de la parole inspirée (insertion dans une narration, mise en scène théâtrale, construction de personae poétiques)
• l’auctorialité des textes prophétiques (notamment, dans les œuvres de fiction, les rapports entre l’auteur et le(s) personnage(s) prophétiques)
• les similitudes et échanges entre prophétie biblique et poésie “vernaculaire”
• la nature et la théorisation des inspirations poétique et prophétique
• la particularité de la transmission des textes inspirés (inscriptions des sanctuaires oraculaires, épigrammes, recueils oraculaires et poétiques)
• la réception de ces figures hybrides (perpétuation ou modification des topoï dans les traductions et les réécritures)
Fabula : https://www.fabula.org/actualites/1...
Détails pratiques
Le colloque, co-organisé par le CRIMEL et le LAMO, se tiendra les 11-12 décembre 2024 à l’Université de Reims. Les communications n’excéderont pas 25 minutes et seront suivies de 10 minutes de discussion. Les langues d’échange seront le français et l’anglais, mais nous acceptons également des propositions en italien, allemand et espagnol pourvu qu’elles s’appuient sur un diaporama ou un exemplier en anglais ou français. Le colloque se déroulera pour l’essentiel en présentiel mais une mise en place du distanciel sera ponctuellement possible : nous vous remercions de bien vouloir préciser si vous prévoyez de ne pas pouvoir vous déplacer à Reims.
Modalités de soumission
Les propositions (200-250 mots) sont à envoyer simultanément aux deux organisateurs, Xavier Lafontaine (U. de Reims Champagne-Ardenne, <xavier.lafontaine@univ-reims.fr>
) et Anne Morvan (U. de Nantes, <anne.morvan@univ-nantes.fr>
) jusqu’au 30 avril 2024. Elles seront accompagnées d’une courte bio-bibliographie (environ 150 mots), dans un fichier distinct.
Les propositions seront évaluées par un comité scientifique, et les participants seront informés de la sélection de leur proposition au mois de juin 2024.
Membres du comité scientifique
• Laurence Boulègue (PU en Langue et Littérature latines et néo-latines, U. de Picardie Jules Verne)
• Hervé Gonzalez (chercheur associé, Milieux bibliques, Collège de France)
• Thierry Legrand (PU en Histoire des religions, U. de Strasbourg)
• Lucie Thévenet (MCF HDR en Langue et Littérature Grecques, U. de Nantes)
• Karin Ueltschi-Courchinoux (PU en Littérature Médiévale, U. Reims Champagne-Ardenne)
Suggestions bibliographiques
Assaël, Jacqueline, Pour une poétique de l’inspiration, d’Homère à Euripide, Louvain, 2006.
Bouquet, Monique et Françoise Morzadec (dir.), La Sibylle : Parole et représentation, Rennes, 2004.
Burkert, Walter, « Signs, Commands, and Knowledge : Ancient Divination between Enigma and Epiphany », in Mantikê : Studies in Ancient Divination, éd. Sarah Iles Johnston et Peter Struck, Leyde, 2005, p. 29‑49.
Carvalho, Corrine L. et Jonathan Stökl (dir.), Prophets Male and Female. Gender and Prophecy in the Hebrew Bible, the Eastern Mediterranean, and the Ancient Near East, Atlanta, 2013.
Chirassi Colombo, Ileana et Tullio Seppilli (dir.), Sibille e linguaggi oracolari. Mito, Storia e Tradizione, Atti del convegno Macerata – Norcia, 20-24 Settembre 1994, Macerata, 1998.
Ferrer, Véronique et Rosanna Gorris Camos (dir.), Les Muses sacrées. Poésie et théâtre de la Réforme entre France et Italie, Genève, Droz, 2016.
Haquette, Jean-Louis et Karin Ueltschi (éd.), Les Métamorphoses de Virgile. Réception de la figure de l’Auctor. Antiquité, Moyen Âge, Temps modernes, Paris, 2018.
Heirmann, Leo Johannes, « Kassandra’s Glossolalia », Mnemosyne, 1975, vol. 28, fasc. 3, 1975, p. 257‑267.
Léonard-Roques, Véronique et Philippe Mesnard (dir.), Cassandre, figure du témoignage, Paris, 2015.
Montanari, Franco, « Appunti per uno studio sull’oscurità nella poesia classica », L’Asino d’oro, vol. 2, 1991, p. 31‑52.
Nasrallah, Laura Salah, An Ecstasy of Folly : Prophecy and Authority in Early Christianity, Cambridge (É.-U.), 2003.
Niccoli, Ottavia, Profeti e popolo nell’Italia del Rinascimento, Rome et Bari, 1987.
Parke, Herbert W., Sibyls and Sibylline Prophecy in Classical Antiquity, Londres et New York, 1988.
Parke, Herbert W. et Donald E. W. Wormell, The Delphic Oracle, Oxford, 1956.
Pillinger, Emily, Cassandra and the Poetics of Prophecy in Greek and Latin Literature, Cambridge (R.-U.), 2019.
Pisano, Carmine, « Vedere e ascoltare con la mente. Antropologia dell’indovino nella Grecia antica », I Quaderni del Ramo d’Oro Online, 2012.
Sissa, Giulia, « Il segno oracolare, una parola divina e femminile », dans Mondo classico. Percorsi possibili, vol. 22, éd. F. Baratta, F. Mariani et Claude Calame, Ravenne, 1985, p. 243‑252.
Struck, Peter T., « Divination and Literary Criticism ? », in Mantikê : Studies in Ancient Divination, éd. Sarah Iles Johnston et Peter Struck, Leyde, 2005, p. 147‑165.
Tissi, Lucia M., « Late Antique Oracles : Samples of ἀσάφεια or σαφήνεια ? », in Poetic Language and Religion in Greece and Rome, éd. J. Virgilio García et Angel Ruiz, Newcastle upon Tyne (R.-U.), 2013, p. 207‑221.