Les anthropologues sont-ils des romanciers ratés, comme le prétend Edmund Leach (lui-même anthropologue) ? Pourtant, trois des grands ethnologues du XXe siècle, le romancier brésilien Darcy Ribeiro, le Péruvien José Maria Arguedas et le Français Michel Leiris, sont aussi des écrivains majeurs ; et Lévi-Strauss, dans sa conférence sur Rousseau, ne demande-t-il pas : « L’ethnologue écrit-il autre chose que des confessions ? » Depuis les balbutiements de l’ethnologie, au XVIe siècle, littérature et enquête ethnographique ont en effet suivi deux chemins parallèles, étonnamment proches, bien que, a priori, tout semble les opposer : finalités, méthodes, usage du langage. Mais y-a-t-il d’une part une littérature close sur son autonomie esthétique, et de l’autre une anthropologie habitée par une seule hantise : son aspiration à la « science », au recensement des altérités ? D’autant que l’ethnologie est justement née, en une longue gestation, de la littérature elle-même, plus précisément d’une « branche » de la littérature, au moment où, entre les souvenirs de Marco Polo, en 1298, et la circumnavigation de Bougainville, au XVIIIe siècle, l’étrange commence à être trouvé à l’étranger, et donc dans des récits anticipant ce que deviendra l’ethnographie, à la fin du XIXe siècle. D’où l’importance d’aborder des œuvres qui s’aventurent sur ces marges, garantes d’une littérature conçue comme système ouvert : dans ces zones d’indétermination, coexistent, dans la tension et la confrontation, de nouvelles singularités de l’écrit.
Alain-Michel Boyer (dir.) : Littérature et ethnographie, Nantes, Editions Cécile Defaut, collection « Horizons comparatistes », 2011, 444 p., 24 euros.