On sait avec quelle insistance – et quelle complaisance – la fin-de-siècle s’est écrite, peinte, ou représentée, dans un rapport d’analogie avec l’Antiquité tardive : une Antiquité « décadente », abordée aussi bien sur son versant « romain » que « byzantin » : les deux lieux symboliques de l’imaginaire décadent étant la Rome impériale (marquée par les dépravations de ses Césars : Caligula, Néron, Messaline…) et la Byzance expirante, ce « grand corps malade » aux portes de l’Orient barbare.
Sans remettre en cause l’omniprésence du référent antique (« Regardez. Nous sommes à Rome ! » s’écrie Claudius Éthal, en plein Paris, dans une page célèbre de Monsieur de Phocas), ni sa validité en tant que modèle historiographique permettant à des témoins de leur temps de conceptualiser une sorte de stade terminal de la civilisation, il serait toutefois inexact de considérer que ce dispositif analogique absorbe la totalité de la « pensée de l’histoire » décadente.
Dans la somme des références historiques manipulées par la culture fin-de-siècle, l’une d’elles occupe une place non négligeable, quoique généralement moins étudiée : après 1870, la recherche de contre-modèles face à une modernité politique et industrielle jugée profondément aberrante revitalise le rapport au Moyen Âge, perçu comme un moment de rayonnement, tant collectif qu’individuel, tant social que spirituel ou artistique. « On contemple le Moyen Âge comme le voyageur, une cathédrale : la masse étonne, l’ascendance des lignes enthousiasme », confie Joséphin Péladan dans Le Secret des troubadours. Dans la perspective globalement contre-révolutionnaire des écrivains décadents, on conçoit que le refus de la modernité (dont les origines seront associées, plus qu’aux Lumières, à la Renaissance) ait pu alimenter une forte curiosité intellectuelle à l’égard de ces siècles oubliés, considérés comme porteurs d’un autre système de valeurs. Le Moyen Âge se présente ainsi – dans son apparence de monde clos sur lui-même, immobile dans la longue durée, propice au fantasme et à l’idéalisation – comme un recours possible.
C’est cette mobilisation et cet usage idéologique de l’imaginaire médiéval, décliné de multiples façons (car il désigne tout à la fois une civilisation, un art, une langue, une culture) que souhaite aborder ce colloque. Il existe bel et bien un médiévalisme fin-de-siècle, qui fait du Moyen Âge, interprété en des termes très larges, un objet d’écriture et un modèle à interroger, dans un contexte intellectuel renouvelé, qui a peu à voir avec la lecture que proposaient, quelques décennies plus tôt, le romantisme et ses folkloristes ou le roman noir.
Crise et âge d’or
« La société n’a fait que déchoir depuis les quatre siècles qui nous séparent du Moyen Âge ». Les mots de Durtal, avatar de papier de Joris-Karl Huysmans dans Là-Bas – qui décrit autant une plongée dans les cercles satanistes parisiens que la vie du redoutable Gilles de Rais – sont emblématiques. C’est fondamentalement par le prisme d’une crise des valeurs propre au présent que l’univers médiéval est abordé à la fin du XIXe siècle : en premier lieu par Léon Bloy, pour qui les XIIe et XIIIe siècles apparaissent, dans le sillage de l’historiographie catholique, comme la grande période de l’histoire de l’humanité occidentale, l’apogée de la chrétienté, le temps des chevaliers et des rois saints. En second lieu par Huysmans lui-même, qui voit dans cet autrefois reculé un sommet dans le rapport à la transcendance et au sacré à partir duquel n’aurait cessé de se précipiter le déclin de l’Occident. En ce sens, Jean El Gammal est fondé à écrire que Huysmans, « [é]voluant progressivement vers un catholicisme exalté », en est venu, comme bien des auteurs de sa génération, à « considérer le Moyen Âge comme son époque de prédilection ».
C’est au sein d’une vision involutive de l’histoire, conçue comme une lente déchéance, que le référent médiéval trouve donc sa première justification : on perçoit la dimension polémique de cette lecture, qui contredit ouvertement la « marche en avant » du progrès en vantant un vague et légendaire temps-refuge. En ce sens, le médiévalisme fin-de-siècle est un exotisme : une façon de fuir son époque et de manifester son extériorité au monde contemporain. Au point que l’écrivain peut afficher son exil intérieur en se faisant ermite, moine, ascète, clerc. S’entourer de grimoires, de trônes, de candélabres. Ressusciter la kabbale, les Templiers ou les Rose-Croix. La documentation abonde, dans la littérature et la presse de l’époque, sur ces postures auctoriales de rupture, faisant de tel artiste un « ermite enfermé en plein Paris » (Moreau), de tel écrivain un « contemporain des Croisades » ou un « Pèlerin du Saint-Tombeau » (Bloy), de tel autre « un bénédictin qui serait très artiste » (Huysmans).
Langue et érudition
Au-delà de tout positionnement politique ou idéologique, la période décadente correspond également à un moment où la matière verbale se trouve questionnée en profondeur dans sa plasticité, ses possibles, ses frontières, son historicité : la production fin-de-siècle, particulièrement attentive au medium littéraire, cultive non seulement le raffinement lexical, mais aussi une forme d’érudition linguistique poussée à son paroxysme. Dans ce cadre, le questionnement sur la langue médiévale, et sur la transition du latin aux langues romanes, nourrit une abondante réflexion, et un nouveau jeu d’analogies. On sait notamment l’importance de la monographie que Rémy de Gourmont consacra en 1892 à la langue latine du Ve au XIIIe siècle sous le titre Le Latin mystique, ou l’éloge que fait Jean Moréas, dans son Manifeste du symbolisme, de « la bonne et luxuriante et fringante langue française d’avant les Vaugelas et les Boileau-Despréaux ».
L’Occident médiéval, avec son latin liturgique et son français balbutiant, constitue un univers linguistique complexe, source d’une fascination durable : l’écrivain décadent voit notamment dans le latin tardif, déjà abâtardi, décomposé ou « faisandé » (Huysmans), un modèle de langue singulièrement souple et libre. Comme l’écrit Jean-Yves Tilliette, « la langue latine de la même époque [que les chansons de geste en français] apparaît […] mieux accordée avec les états d’âme fin-de-siècle, en ce qu’elle est, ou plutôt passe pour être, une vieillarde fardée de joliesses vaines ». On peut établir sans peine, à la suite de Jean-Yves Tilliette, un parallèle entre le latin médiéval vieillissant, au moment où s’impose la littérature en langue française, et le français au « style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue [...] » des écrivains fin-de-siècle, comme le décrit Théophile Gautier dans sa préface aux Fleurs du Mal.
Art gothique
Tout comme l’érudition décadente remet en lumière des pans entiers de l’histoire de la langue médiévale, l’art du Moyen Âge revient en grâce auprès des écrivains fin-de-siècle : les questionnements linguistiques se doublent d’une curiosité artistique tournée vers la peinture religieuse (les primitifs italiens du Duecento ou du Trecento), la sculpture et l’art roman, mais aussi et surtout, dans la continuité d’auteurs tels que Chateaubriand ou Victor Hugo, vers l’art gothique incarné par les grandes cathédrales. Cette vision de la cathédrale de la fin du Moyen Âge s’inscrit, pour Joëlle Prungnaud, « dans le courant médiévaliste qui s’impose à la fin du siècle » et qui voit en l’époque médiévale un âge d’or artistico-architectural, appréhendé contre une production contemporaine « dont le prétendu progrès masque en fait une régression ».
Le « style gothique » ou le « style flamboyant » constituent un langage sculpté dans la pierre qu’il faut redécouvrir et interpréter – un langage que l’on pourra par ailleurs, par un nouveau jeu d’émulation, tenter de transposer dans l’espace littéraire. L’enjeu n’étant pas purement stylistique ou formel, mais bien esthétique : Joris-Karl Huysmans ou Georges Rodenbach, entre autres, voient dans leur époque une dénaturation de l’objet monumental qu’est la cathédrale et « se détournent du modèle imposé par la réalité pour intégrer la cathédrale à leur fiction, seul moyen de la créditer d’une signification dont ils estiment qu’elle a été spoliée ».
Mythes, figures, images
Comme le montre l’exemple emblématique de la cathédrale gothique – ce monstre architectural devenu objet littérarisé –, le Moyen Âge se révèle ainsi être une formidable ressource littéraire, susceptible d’offrir à la fois cadre et décor, thèmes et motifs, codes et modèles narratifs. Outre son inscription dans une contre-histoire de la modernité (du point de vue du rapport à la langue, à l’art et au sacré), il est un univers intégral à parcourir et à se réapproprier. Il ne tient qu’à l’esthète de se plonger en ce singulier espace-temps comme en un salutaire bain de Jouvence, d’autant plus séduisant qu’il est mésestimé, ainsi que nous le rappelle Durtal : « époque d’ignorance et de ténèbres, rabâchent les normaliens et les athées ; époque douloureuse et exquise, attestent les savants religieux et les artistes. »
Le Moyen Âge décadent s’impose ainsi comme un réservoir de thèmes, un catalogue de mythes, alimentant un imaginaire hétéroclite, fonctionnant volontiers par morceaux choisis. Que l’on songe au rôle de Wagner et du wagnérisme dans la diffusion du fonds légendaire germanique, dont on connaît le succès dans les cercles symbolistes à travers la Revue wagnérienne et la Revue indépendante, à l’utilisation par les préraphaélites anglais et les peintres symbolistes français de la matière arthurienne ou au travail littéraire de Jean Lorrain qui ressuscite aussi bien Merlin et Viviane que Dame Abonde ou Mélusine (présente au Moyen Âge sous la plume de Jean d’Arras), les exemples de ce mouvement de réappropriation de sujets « médiévalisants » par la rêverie fin-de-siècle ne manquent pas : ils trahissent souvent le rôle crucial de certaines œuvres clé dans la circulation des motifs intertextuels, pour des auteurs qui ne sont pas toujours enclins à remonter aux sources premières. Le fantastique fin-de-siècle et décadent tel que le théorise Catherine Rancy dans le contexte anglais puise par ailleurs abondamment dans les sources médiévales, ses légendes et sa mythologie, « pour en faire des mythes vivants, c’est-à-dire ouverts, universels et susceptibles d’interprétations multiples ».
Mais l’inspiration peut aussi être d’ordre générique et scripturaire : on ne peut occulter la dimension antiréaliste du choix de certains référents médiévaux, à l’heure où réalisme et naturalisme paraissent tout puissants. L’exploitation du Moyen Âge permet d’expérimenter un autre code d’écriture, une « manière » orientée vers l’onirisme, le fantastique, le surnaturel, la magie, l’occultisme, la merveille ou le monstre. Il offre une marge de liberté, de rupture et de recréation, en renouant avec une tradition littéraire du « temps long » et avec des modèles oubliés. C’est le choix de Vernon Lee, dont les nouvelles caractéristiques du « fantastique fin-de-siècle » s’inspirent largement des mystères médiévaux. C’est aussi celui de Rachilde, qui projettera sur le Moyen Âge les obsessions décadentes, notamment dans Le Meneur de louves, dont le récit, situé au Ve siècle, est inspiré des écrits de Grégoire de Tours. L’anachronisme des sources se charge ainsi d’une dose de subversion, et le médiévalisme devient un allié dans la contestation de l’ordre littéraire.
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Pour explorer la richesse de l’« ailleurs » médiéval élaboré par la fin-de-siècle –que l’on abordera dans la variété de ses productions artistiques et littéraires, et selon une chronologie « ouverte » s’étendant de 1870 à 1914 –, les communications pourront répondre aux pistes suivantes :
– Le Moyen Âge comme âge d’or face à la Décadence
– Les inspirations médiévales dans les œuvres fin-de-siècle
– Les œuvres fin-de-siècle prenant comme cadre le Moyen Âge
– Les références érudites au Moyen Âge dans la littérature fin-de-siècle
– L’évolution de l’historiographie médiévale dans la période 1870-1914
– Fantastique fin-de-siècle et Moyen Âge
– Présence du Moyen Âge dans l’iconographie et dans les postures auctoriales
Bibliographie indicative
BERNARD-GRIFFITH, Simone, GLAUDES, Pierre, VIBERT, Bertrand (dir.), La Fabrique du Moyen Âge au XIXe siècle. Représentations du Moyen Âge dans la culture et la littérature françaises du XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2006
CHANDLER, Alice, A dream of order, the medieval ideal in nineteenth-century English literature, Londres, Rontldge and Kegan Paul, 1971
CORBELLARI, Alain, Le Moyen Âge à travers les âges, Neutchâtel, Livreo-Alphil, 2019
DAKYNS, Janine R., The Middle Ages in French Literature, 1851-1900, Oxford, Oxford University Press, 1973
EMERY, Elizabeth, Consuming the Past : The Medieval Revival in Fin-de-Siècle France, London, Ashgate Press, 1988
KENDRICK, Laura, MORA, Francine, REID, Martine (dir.), Le Moyen Âge au miroir du XIXe siècle (1850-1900), Paris, L’Harmattan, 2003
Modalités de soumission : Les propositions, d’une page maximum, accompagnées d’une brève bio-bibliographie, sont à envoyer conjointement à Paul-André Claudel (paul-andre.claudel@univ-nantes.fr) et Corentin Le Corre (corentin.lecorre@univ-nantes.fr) d’ici le lundi 11 novembre 2024. Le colloque se tiendra à Nantes Université les 3 et 4 avril 2025. Une publication des actes est prévue.
Organisateurs : Paul-André Claudel (Nantes Université), Corentin Le Corre (Université Clermont-Auvergne / Nantes Université)
Comité scientifique : Alain Corbellari (Université de Neuchâtel), Isabelle Durand (Université Bretagne-Sud), Élisabeth Gaucher-Rémond (Nantes Université), Jocelyn Godiveau (Université catholique de l’Ouest), Dominique Peyrache-Leborgne (Nantes Université).