Libre accès du site dédié au programme de recherches « Grimm » ; CELIS, laboratoire EA4280 de l’Université Clermont Auvergne, dont L’AMO est partenaire.
Un exemple : la présente notice concerne Dornröschen de Heinrich Lefler et Josef Urban (image de calendrier, 1905). Elle est intégrée dans la rubrique « catalogue raisonné » du site dédié au programme de recherches GRIMM.
Peintre, décorateur et illustrateur autrichien, Heinrich Lefler (1863-1919) travailla avec son beau-frère Joseph Urban (1872-1933), qui fut également décorateur de théâtre et architecte. Tous deux étudièrent à l’Académie des beaux-arts de Vienne et jouèrent un rôle notable dans le développement du Jugendstil viennois. Avant que Josef Urban n’émigre aux États-Unis en 1911, ils fondèrent ensemble le groupe Hagenbund, dans une volonté d’opposition à l’académisme et au conservatisme artistiques viennois. Tous deux réalisent également ensemble des images pour l’école et la maison (Bilderbogen), des calendriers inspirés de contes (Grimm, Bechstein, Andersen), enfin, entre 1904 et 1912, des illustrations de livres pour enfants (Lefler réalisa notamment quinze planches pour La Princesse et le porcher d’Andersen, en 1897).
Les illustrations pour les Grimm’s Märchen, édités par Munk dans la collection « KünstlerBilderbücher » à Vienne en 1905, s’inscrivent dans ce contexte culturel et esthétique de l’Art nouveau. La volonté de s’inspirer d’une culture populaire universelle, le goût pour une certaine imagerie d’Épinal très idéalisante, se mêlent aux raffinements décoratifs et à la stylisation de l’Art nouveau. Celui-ci ne recherche pas à cibler particulièrement un public enfantin par le recours à un art naïf ; l’image d’Épinal transfigurée devient ici une œuvre d’art en soi, destinée à tous les publics. Tout en étant très lisible, elle est si riche et si complète par la construction savante de ses signes qu’elle forme un tout autonome, condensé, pouvant se déchiffrer indépendamment du texte auquel elle renvoie et dont elle essaie de résumer la quintessence. Dans ce cadre, la composition pour les Grimm’s Märchen du calendrier des contes de 1905, inspirée de Dornröschen, est sans doute l’illustration la plus réussie et la plus célèbre des deux artistes (avec l’image consacrée à Schneewittchen en 1897, rééd. en 1899 : Bilderbogen für Schule und Haus nr 53). En dehors du baiser échangé par Dornröschen et le prince, aucun autre élément dramatique du conte n’est figuré dans l’image, ni l’épisode des fées, ni celui de la quenouille, ni celui des serviteurs endormis. Seul compte le triomphe de l’amour, telle une apothéose profane vouée à éclipser tout le reste.
Au niveau de la composition, un large cadre, très Art nouveau, orné d’arabesques végétales et florales, entoure le motif central représentant le couple au sein d’un paysage médiéval et naturel (le château aperçu au fond de l’image, une prairie, de la neige, un petit bois près de l’horizon). Ce cadre arabesque contient, de chaque côté, sur un fond gris clair, un grand arbre d’une nuance plus sombre, au tronc épuré, droit et fin comme un peuplier. Le feuillage, également stylisé, d’un vert grisé et pâle, rencontre le bord supérieur du cadre, comme pour suggérer sa plénitude et son importance sémantique. Tout en bas, des arabesques, encore, figurent les racines des arbres, tandis que toute la partie médiane est occupée par des cercles dorés aux lignes très fines, ornés de petites fleurs blanches et rondes, comme des roses à six pétales réguliers. De grandes ronces sombres, presque noires, aux épines fortement marquées, relient le cadre arabesque et le motif central. Ces lignes puissantes, partant du bas de la composition, diffusent un mouvement, une dynamique secrète à la scène intense, mais statique, du baiser. Elles aussi composées en arabesques, elles forment deux ensembles qui créent une double courbure, symétrique et inversée, autour du couple, suggérant de la sorte la force du désir qui les enveloppe et fait s’ouvrir, dans le conte, le buisson de ronces. Le premier ensemble, partant du bas vers le haut, entoure en un ovale presque fermé Dornröschen et le prince enlacés ; l’autre commence également au bas de l’image, puis s’épanouit en deux grandes et larges volutes qui débordent sur le cadre arabesque, mais cette fois pour se recourber vers le bas. Comme dans les cadres arabesques traditionnels, une totalité est ainsi signifiée, dans laquelle chaque élément, entrelacé à tous les autres, relie le ciel et la terre, le matériel et le spirituel, le haut et le bas d’un Grand Tout cosmique.
Le cadre et le motif figuratif sont également unifiés par un ensemble de coloris très nuancés, aux tons pastel, s’harmonisant avec le rose de la robe de Dornröschen et le gris de la cotte de maille du prince. Les couleurs choisies pour le décor naturel, en dehors du contraste créé par les ronces noires, ressortissent toutes à un camaïeu de couleurs pâles et douces, renforçant la stylisation Art nouveau : le vert tendre, le blanc, les beiges et gris pâles s’accordent au rose estompé, nuancé de légers reflets de bleu, de mauve et de grisé sur la robe de Dornröschen, et à la blancheur de son visage, à la délicatesse de son long cou de cygne et de son corps gracile. Au loin est figuré un espace relativement ample, un fin brouillard grisé évoquant une forêt, et au-delà un ciel gris et blanc, mais assez lumineux, en harmonie également avec le gris rosé du cadre et avec les tons de la robe de Dornröschen. La blancheur est également une composante unificatrice : certes, Dornröschen n’est pas en robe blanche, bien différenciée en cela de la Blanche-Neige des mêmes artistes, mais cependant la neige abondante et les fleurs blanches (motifs ajoutés par rapport au texte) réalisent un effet d’harmonie entre le cadre et la partie centrale. Elles créent aussi des échos avec les autres contes de Grimm, dans lesquels neige et blancheur sont des leitmotive, ainsi que des principes poétiques et symboliques privilégiés (dans Blanche-Neige bien sûr, mais aussi dans Cendrillon, Neige-Blanche et Rose-Rouge, Dame Holle, Les Trois Petits Hommes dans la forêt…). Dans le décor inventé pour Dornröschen par Lefler et Urban, la neige forme un épais tapis sur le sol où se tient le couple, et elle déborde largement sur la bande inférieure du cadre arabesque, comme si elle s’étendait sur les rebords d’une fenêtre ouverte ou d’un édifice permettant à un spectateur extérieur de contempler la scène. Les fleurs blanches, au centre, forment quant à elles un très dense buisson printanier ; celui-ci entoure le couple et s’allège progressivement en floraison aérienne qui se mêle, en l’adoucissant, à la partie supérieure des ronces. Ce sont ces mêmes fleurs qui sont reproduites, mais un peu plus épurées, sur les côtés et dans le haut du cadre arabesque. Ces lumineux buissons floconneux évoquent sans doute, parallèlement à la virginité de l’amour naissant, le réveil de Dornröschen associé à celui du printemps, comme dans le mythe de Perséphone et de Demeter, dont le conte garde des éléments resémantisés. Ils effectuent la transition sémantique et spatiale entre la neige hivernale et la verte prairie printanière qui ouvre l’horizon à l’arrière-plan.
La composition centrale mêle des éléments médiévaux à cette utilisation moderniste et épurée de l’arabesque. Ces éléments sont figurés par les murs clairs du château fort aperçu partiellement au fond de l’image, et par les costumes des deux personnages, en particulier la lourde cotte de maille, la grande épée et la couronne d’or du prince. Cet effet de pseudo-ancrage historique est néanmoins sublimé par des facteurs d’idéalisation portés à l’extrême. L’érotisation tendre de la fusion amoureuse dans le baiser est ainsi accrue par le dimorphisme sexuel que l’imaginaire du second XIXe siècle s’est souvent plu à accentuer, la gracilité de Dornröschen contrastant avec la présence très physique du prince. Un miracle se produit, qui serait un peu trop facilement kitsch s’il n’était aussi subtilement érotisé (au fond, aussi puissamment tendu vers l’union amoureuse que dans Le Baiser réalisé en 1907-1908 par Gustav Klimt, où les deux personnages sont placés dans un cadre d’or et de fleurs). Ce miracle, ici, c’est celui de l’harmonie des contraires, dans un moment où la grâce féminine et la puissance guerrière pourraient s’unir au sein de l’humanité en supprimant de manière irréelle toute idée de violence historique. Dornröschen se tend de tout son corps vers ce baiser qui la ploie en arrière, laissant voir, de profil, les délicats contours du visage et les fines attaches du cou. Le prince, beaucoup plus grand et fort que sa compagne, penché sur elle comme pour l’envelopper de son désir, incarne une virilité guerrière qui serait capable de s’absorber entièrement, pendant ce moment magique, dans la fascination amoureuse et la tendresse. C’est bien là que le kitsch se sublime, comme dans les contes dont c’est la fonction ultime, en victoire du “principe de plaisir” sur le “principe de réalité”, en toute-puissance du rêve d’amour supprimant triomphalement, dans le cadre de l’imaginaire, le réel et son cortège de malheurs ou de fatalités existentiels. Les motifs dorés de la composition suggèrent aussi l’union “royale” (c’est-à-dire, symboliquement la “royauté” spirituelle, ou un moi idéal au sens freudien) qui se réalise dans cette assomption de l’instant : la chevelure d’une blondeur rousse et lumineuse du personnage féminin fait écho à la couronne dorée du personnage masculin, les fins lisérés, également dorés, de sa robe forment des courbes s’élevant vers la verticale, parallèles à la puissante épée, de la même couleur, que porte le prince à sa ceinture. Enfin la résille sombre qui retient la chevelure est comme le pendant féminin des mailles qui protègent la tête du prince. À ce niveau, l’esthétisation des signes prend le pas sur tout autre sémantisme et le triomphe de l’amour signifie aussi le triomphe de la Beauté comme second grand principe de plaisir. Portés par l’ensemble de ces effets de “rimes” internes et par le cadre arabesque qui les place comme en apesanteur, le baiser et le couple donnent ainsi à voir une exaltation affective et sensuelle de l’amour qui, tout en concordant avec les suggestions symboliques du conte (le moment où s’écartent magiquement les buissons de ronce), s’accorde aussi – pudiquement en apparence mais en réalité avec une certaine fougue –, avec la libération du discours sur le désir et sur le corps qu’avait tenté l’exploratrice et audacieuse Vienne 1900.
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