Le fait divers, que Philippe Hamon définit comme « le récit d’un événement exceptionnel, survenant de façon imprévisible dans le monde quotidien, et considéré par l’opinion comme une infraction à une norme (juridique, statistique, éthique, naturelle, logique) », constitue un objet particulièrement efficace pour penser l’intervention du hasard. Nous proposons de réfléchir sur les modes de scénarisation de faits divers avérés ou prétendus tels, dans la fiction de la première modernité. Quand le théâtre ou la nouvelle prennent en charge un tel fait divers, qu’il s’agisse d’un cas juridique sortant de l’ordinaire , d’un événement inouï ou traumatique , ils tentent généralement de soumettre au public une mise en ordre artistique de l’incompréhensible, de la violence et des aléas du monde - de proposer un système de causalité et de réfléchir au sens de l’advenu.
On souhaiterait examiner comment, et avec quels effets, le théâtre et le récit sont susceptibles d’intégrer l’inattendu le hasard et les irrégularités du réel dans leurs représentations. L’événement présenté comme avéré constitue en effet un lieu privilégié de l’intégration de la contingence dans la création artistique, processus qui entre d’ailleurs en tension avec l’extension du champ du vraisemblable qui se fait jour à la même époque.
On pourra s’interroger sur la part du hasard dans le système de causalité présidant aux « faits divers », sur les modes de représentation du hasard dans ces fictions factuelles et sur le type de mimesis qui en découle. La mise en scène d’événements contingents exerce-t-elle des effets sur la conception de la fabrique fabulaire ? Entraîne-t-elle un redéploiement des possibles narratifs, ou à l’inverse l’irrégularité de la contingence se voit-elle polie par la surimposition de logiques fictionnelles préexistantes ? Comment les œuvres créent-elles les conditions d’adhésion du spectateur au fait inouï ?
Par ailleurs, on questionnera les formes d’interprétation du réel que livrent les œuvres, en se demandant comment le hasard est perçu, compris ou mis en débat dans les fictions factuelles, et en étudiant comment elles permettent une réfraction des incertitudes et des doutes liés aux bouleversements de la première modernité. On se demandera quels discours ces œuvres produisent sur le déroulement et le sens de l’existence humaine, et quelle peut être leur valeur heuristique, dans une période où le rapport du sujet à l’histoire est considérablement troublé.
Le prisme des scénarisations du hasard sera une manière d’interroger les relations entre littérature et fait divers à une époque qui a jusqu’ici fait l’objet de peu d’études sur le sujet , alors que les travaux se développent sur la période du XIXe au XXIe siècle . Or si le « fait divers » ne se constitue comme tel qu’à partir du XIXe siècle (le terme apparaît en 1838 dans la langue française, période à laquelle on instaure une « rubrique des faits divers » dans les quotidiens), la diffusion de faits divers est attestée dès le XVIe siècle. Ils concernent alors essentiellement des apparitions diaboliques, des monstres, des phénomènes célestes, des catastrophes naturelles et bien sûr des crimes, et sont d’abord transmis par des colporteurs. Dès 1634, la Gazette de Théophraste Renaudot diffuse, à côté des « Nouvelles extraordinaires », qui concernent les faits politiques et guerriers, les « Nouvelles ordinaires », qui impliquent des gens sans renommée particulière mais auxquels sont arrivés des faits exceptionnels . Les œuvres littéraires portant sur des crimes récents, des apparitions diaboliques et des sorcières, des phénomènes naturels inexplicables, relayant des faits avérés, témoignent d’ailleurs de leur diffusion dans l’opinion. Il apparaît donc nécessaire de revenir sur les relations entre fait divers et littérature avant 1800, à l’aune d’un questionnement sur le hasard qui permettra de rendre saillants les problèmes posés par l’écriture de l’inouï et de l’irrégulier.
PROGRAMME DU COLLOQUE
JEUDI 21 JUIN 2018
14h : accueil des participants
14h30 : Guiomar Hautcoeur et Anne Teulade : introduction
14h45 : Anne Duprat : présentation du projet ALEA (Configurations artificielles du hasard)
Providence et contingence (1)
15h : Chantal Liaroutzos : « Les voix du Seigneur dans les » canards « de faits-divers ou les récits de catastrophes (1550-1650) »
15h30 : Émilie Picherot : « Récupérer un réel acceptable : l’inouï signe d’un rétablissement d’une contingence propice (sur un manuscrit aljamiado) »
16h : discussion et pause
Providence et contingence (2)
16h45 : Florence d’Artois : « Chronique prétendue de l’événement extraordinaire : l’incipit de la deuxième partie de l’Araucana d’Ercilla »
17h 15 : Anne Teulade, « Comédie et fictionnalisation des débats sur le hasard : le cas de la Comète de Donneau de Visée et Fontenelle »
17h45 : discussion
VENDREDI 22 JUIN
Hasard et exemplarité
9h30 : Enrica Zanin : « L’aventure de Rinaldo d’Asti - ou comment un (prétendu) fait divers médiéval devient exemple »
10h : Florence Toucheron : « Les comédies cervantines et la captivité : de l’épreuve à l’exemplarité. L’écriture de l’inouï. »
10h30 : discussion et pause
Hasard et vraisemblance
11h15 : Athena Lavabre : « The witches of Lancashire de Richard Brome et Thomas Heywood : mimèsis, vraisemblance et adhésion du spectateur au fait inouï »
11h45 : Zoé Schweitzer : « Le fait divers sanglant sur la scène tragique : rendre le hasard vraisemblable ? »
12h15 : discussion
Hasard et romanesque (1)
14h15 : Guiomar Hautcoeur : « L’anagnorisis et la pensée du hasard »
14h45 : David Sedley : « La fin d’un fait divers chez Mme de Lafayette »
15h15 : discussion et pause
Hasard et romanesque (2)
16h : Gabriele Vickermann-Ribémont, « Le hasard entre logique personnelle et attentes judiciaires : les Mémoires d’Anne-Marie de Moras comme appropriation d’une affaire criminelle »
16h 30 : Shelly Charles : « L’exploitation littéraire du fait divers au XVIIIe siècle : de l’anecdote au roman ».
L’esthétique de la contingence dans les fictions de faits divers de la première modernité. La littérature, un lieu pour se réapproprier l’expérience ?
Colloque organisé par Guiomar Hautcoeur et Anne Teulade, avec le soutien de l’université Paris 7, de l’université de Nantes et de l’IUF.
Lieu : Université Paris Diderot-Paris 7, Salle Pierre Albouy (Grands Moulins, 6e étage, 5 rue Thomas Mann)
Dates : 21 et 22 juin 2018
Contact : Anne Teulade : anne.teulade@univ-nantes.fr