Cette brève présentation et cette bibliographie constituent des documents de travail destinés à être poursuivis et complétés dans le cadre de l’élaboration d’un Dictionnaire de la Décadence, sous la direction de Guy Ducrey, à paraître aux éditions Champion.
Edgar Poe avait mis à l’honneur carnavals et danses macabres dans ses Tales of the Grotesque and the Arabesque (1840). Zola n’avait cessé de déployer dans la fresque des Rougon-Macquart la métaphore du carnaval comme image de la fête impériale, signe majeur de la décadence du Second Empire. Nietzsche enfin, dans Par de-là le Bien et le mal (1886), verra dans la modernité la « première époque érudite » en matière de « mascarade stylistique » : mascarade culturelle qui, après avoir tout essayé, les postures classiques et les postures romantiques, « baroques », « chrétiennes » ou « florentines », cherche dans le rire une forme d’invention et d’originalité. L’époque serait donc celle d’une génération de « parodistes » et « de paillasses de Dieu » qui se tient prête pour le « carnaval […] », pour le « rire endiablé de la plus spirituelle chienlit ». Ce « carnaval du grand style » ne serait-il pas en réalité le propre de la culture décadente, particulièrement encline à représenter la vie moderne comme un carnaval permanent, où l’hystérie joyeuse de la fête et les rencontres interlopes donnent au dandy-esthète l’occasion d’un ressourcement par l’étrange ? Trois artistes en tout cas ont fait du masque et du carnaval une véritable obsession personnelle et une expression de la décadence moderne, James Ensor, Jean Lorrain et Gustav Adolph Mossa.
Illustrateur des contes de Poe (La Vengeance de Hop-Frog, 1898), James Ensor élabore son œuvre autour du thème carnavalesque et plus particulièrement des masques macabres (Les Masques et la mort, 1897 ; Miroir aux squelettes, 1890). Dans L’Entrée du Christ à Bruxelles (1888), l’on distingue avec peine un Christ qui disparaît sous les serpentins et sous la foule des masques bouffis, épais, et comme plâtreux, dont sont affublés les notables masqués et les clowns. L’excès de matière n’y suggère, paradoxalement, que le vide spirituel derrière l’abondance et que l’absence de joie derrière les rictus figés et malgré la gaieté des couleurs vives. Dans ce cadre, la signification symbolique de la fête fin-de-siècle explique aussi le rapport entre le masque, l’angoisse et le vide. L’exhibitionnisme du carnaval est une façon de conjurer un irréparable manque à être qui est consubstantiel de l’esprit décadent. Dès lors, le masque, s’il est mensonge, et parce qu’il est mensonge, traduit surtout l’effondrement de tout arrière-plan métaphysique et de toute consistance ontologique de l’individu.
Chez Ensor, tout est masques, c’est-à-dire que tout est illusion et néant. Et ces masques qui hantent le peintre se retrouvent aussi chez l’écrivain qu’il illustrera, Jean Lorrain (Nature morte, Monsieur de Phocas, 1915). Ce sont en effet les Histoires de Masques (1900) de Jean Lorrain qui témoignent le mieux d’une réutilisation intimiste de la symbolique carnavalesque, chez un sujet pour qui le fête devient une « pantomime macabre et vécue, pantomime moderne, à la Edgar Poe » (ibid.). Comme dans l’allégorie de la lutte du prince Prospero contre la Mort Rouge, l’égotisme décadent s’engage dans une lutte pied à pied avec l’ennui, l’atonie, la lassitude. L’ivresse carnavalesque est donc un remède à l’affaiblissement des sensations et au dégoût de soi. L’apparence trompeuse du masque restaure le mystère de l’intériorité, affiche le moi comme pure énigme, et met en scène le trouble du sujet face à lui-même et à son double. En même temps, le carnaval décadent révèle l’envers des choses, exhibe l’androgyne, joue avec l’ambiguïté sexuelle, et est une façon pour le moi de se délivrer de la normalisation pesante des conduites sexuelles.
Mais au-delà d’une simple libération, aussi inoffensive que scandaleuse pour la morale d’époque, bon nombre de situations carnavalesques se confondent avec des histoires de crimes. Comme dans les fêtes criminelles poesques (Hop-Frog, La Barrique d’Amontillado), le carnaval décadent entretient l’effroi devant une nature humaine foncièrement criminelle. Il révèle les dessous de la civilisation, les bas-fonds sociaux comme les soubassements a-moraux et sadiques du psychisme individuel. La laideur des masques, la vulgarité de la liesse populaire autorisent le déchaînement des pulsions et accentuent, en l’extériorisant, un sentiment intime d’abjection. Le dégoût de soi, le dégoût du corps, trahit une profonde blessure narcissique qui s’accompagne tout à la fois d’une propension à la provocation et d’un intense sentiment de culpabilité. En fin de compte, les angoisses fondamentales de l’individu fin-de-siècle sont carnavalisées sans être exorcisées. Nostalgique de Gavarni et de son carnaval, le Pierrot-fantôme de Félicien Champsaur dans Nuit de fête en vient même à déplorer « la décadence du carnaval » moderne, le ludisme érotique de la fête étant désormais soumis au règne du Veau d’or. Transformé en danse macabre, le carnaval offre ainsi la vision d’un moi et d’une modernité chaotiques, voire entropiques, chacun courant à sa perte, engagé dans une sorte d’hystérie festive qui est aussi une fuite en avant…Et Les Trous du masque reprennent, en accentuant l’effroi nihiliste, le motif du vide sous le masque qui était le grand temps fort du Masque de la Mort rouge. Chez Lorrain, s’il n’y a rien sous le masque du narrateur, c’est parce que « personne » n’habite le moi. De même, la fascinante femme fatale rencontrée par Pierrot lors du carnaval de Nuit de fête n’est-elle faite que de costumes, de désirs, de songes et de « rien ». L’usage systématique de l’outrance semble simultanément vouloir combler le vide et le souligner. Chez Lorrain, surtout, perce un satiriste sans illusions, qui constate, avec une délectation à la fois cynique et mélancolique, que la modernité se saborde elle-même, et qui applaudit à ce sabordement. C’est un moraliste d’un genre un peu particulier, un moraliste qui serait comme soulagé de constater que le monde est à l’image de ses propres « vices », et que rien ne peut y apporter remède.
Parallèlement à cette nouvelle fête des fous de l’esprit décadent que représente le carnaval, se développe une bohème littéraire (les Hirsutes et les Hydropathes, les Zutistes et les Jemenfoutistes), mêlant poésie, anticonformisme et dérision. Daniel Grojnowski voit dans les pitreries « fumistes » de ce microcosme bohème une autre résurgence de l’esprit populaire carnavalesque, qui met le monde à l’envers et vient « bouleverser tous les credo artistiques, littéraires et politiques ». « Avec son sens aigu de l’insolite et de l’incongru, [le rire fin-de-siècle] ébranle les lois de la Science et de la Morale » (L’Esprit fumiste et les rires fin de siècle, « Présentation »). Ce rire carnavalesque est là encore sans régénération car les bouffons fin-de-siècle n’espèrent pas véritablement changer le monde ; mais, s’ils démystifient au lieu de construire, au moins ne se paient-ils pas d’illusion.
Il reviendra peut-être enfin à l’aquarelliste G. A. Mossa (1883-1971), carnavalier niçois, illustrateur des Histoires de masquesde Lorrain et, selon ses propres termes, « ymagier de S. M. Carnaval », de rendre au carnaval fin-de-siècle un peu de sa légèreté et de sa bonhomie, par l’effet de distanciation comique créée par l’outrance et la caricature. Chez Mossa, qui atteindra la célébrité vers 1911 au Salon des Humoristes, tout n’est que parade et carnaval, c’est-à-dire illusion voyante, jeux d’apparences et de masques, dans un mélange d’humour noir et de légèreté. Tout, jusque dans le caractère schématique des lignes, l’absence d’arrière-plan, la pâleur des coloris, renvoie à ce manque d’épaisseur des êtres et des choses pourtant livrés à la grande gaudriole du Ventre, à une « insoutenable légèreté de l’être » qui peut produire la nausée, mais dont il vaut mieux rire. Les obsessions majeures de l’esthète décadent sont comme désamorcées, déminées, en même temps que continue de fonctionner le jeu de la provocation. Ainsi, tout au bout de l’héritage poesque, le carnaval 1900 est aussi une manière de tenir à égale distance le poids d’une idéologie culpabilisante (l’éternel combat de la Chair, souvent obscène, et de l’Esprit, rarement vainqueur) et la surenchère épuisante de la provocation.
Œuvres
L’Esprit fumiste et les rires fin de siècle, Grojnowski (Daniel) et Sarrazin (Bernard) éd., Paris, José Corti, 1990.
Champsaur (Félicien), Pierrot et sa conscience [1889], rééd. sous le titre Nuit de fête, Paris, Dentu, 1896.
Lorrain (Jean) : Histoires de masques [1900] ; éd. Michel Desbruères, Paris, Christian Pirot, 1987.
Verhaeren (Emile), Sur James Ensor [1908], suivi de Peintures par James Ensor, présentation de Luc de Heusch, Bruxelles, Editions Complexes, coll. « Regard littéraire », 1990.
Iconographie, catalogues
Mossa (Gustav Adolf). Catalogue raisonné des oeuvres “symbolistes”, avant-propos de Sylvie Lombert, Préface Jean-Roger Soubiran, Paris, Somogy Editions d’art, 2010.
Tricot (X.), James Ensor, catalogue raisonné des peintures, Bibliothèque des Arts, 1992.
Bibliographie secondaire
Melmoux (Marie-Françoise), « Fin de siècle, ‘grand mardi gras de l’esprit’ », Romantisme, 1992, n° 75.
Palacio (Jean de), Pierrot fin de siècle, ou les Métamorphoses d’un masque, Paris, Séguier, 1990.
Peylet (Gérard), « Au cœur de l’imaginaire de Jean Lorrain : le masques et ses métamorphoses », in L’Imaginaire du changement : conversions, modifications, métamorphoses, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1985, p. 187-203.