Le colloque Le canon littéraire à l’épreuve du tournant transnational a pour objectif d’interroger la présence matérielle et symbolique d’auteurs étrangers dans des secteurs de la culture traditionnellement associés à la construction des identités nationales. Loin d’être isolés, les exemples de Shakespeare, de Goethe, de Pouchkine, de Chateaubriand ou de Beckett, pour n’en citer que quelques-uns, semblent mettre à l’épreuve toute conception nationaliste du patrimoine littéraire : l’aura de chacune de ces œuvres s’étend au-delà de l’empire de la nation – et de la langue dans llesquelles elles ont été créées. Faut-il pour autant en déduire que le phénomène de patrimonialisation connaît, pour certaines figures, une forme internationale, et que le canon transnational n’est pas qu’un oxymore ?
Pour examiner cette hypothèse, le colloque explore trois secteurs culturels en lien avec la construction des identités nationales : les monuments littéraires présents dans l’espace public, l’enseignement de la littérature et les collections éditoriales consacrées au patrimoine littéraire. Les biais du canon, les phénomènes d’invisibilisation et les oublis de l’histoire littéraire ont été largement commentés : le canon apparaît par définition hégémonique et entérine les hiérarchies culturelles et politiques. C’est ce qui rend les efforts de réflexivité théorique pour une plus grande conscience de ces mécanismes d’autant plus nécessaires (Solanki 2024). Placer la focale sur les usages, dispositifs et institutions canoniques qui entrent en jeu lors des passages de frontières permet d’approfondir la connaissance du fonctionnement des canons – conditions d’intégration, capacité d’ouverture du répertoire – et de mettre en évidence leur variabilité, leur caractère situé, fabriqué et pluriel. Le colloque se concentrera sur les XIXe, XXe et XXIe siècles, afin de mieux saisir la tension qui s’instaure entre la notion de canon littéraire et celle de littérature mondiale à l’heure de la contestation de la domination coloniale et de la mondialisation.
Les travaux récents sur l’histoire globale (Jay 2021) et le tournant transnational (Lyons/ Mollier 2012, Coignard/ Portes 2021), sur la notion d’internationalisation (Fondu/ Sapiro, 2023) rappellent l’importance de la dimension transnationale des faits culturels et sociaux. Dans quelle mesure cependant l’attelage entre « canon(s) » et « dynamiques transnationales » permet-il au fond d’actualiser et de problématiser à nouveaux frais la notion de « Weltliteratur » ? Peut-on échapper au phénomène des « panthéons étrangers » : « un Proust allemand, Fichte français, Hölderlin précurseur d’Heidegger, un Baudelaire de Benjamin ; un Shakespeare allemand » (Espagne 2013), qui sont autant d’exemples de réceptions particulières, nationales de l’étranger, sous l’effet de recontextualisations locales (Rumeau 2019) qui peuvent également se penser sous la forme de glocalisations littéraires (Haensler/ Heine/ Zanetti 2022) ? Ou bien la référence nationale du contexte de départ ou d’arrivée s’efface-t-elle aujourd’hui devant le statut d’écrivain universel, de « classique européen », d’écrivain (Wojcik/ Matuschek/ Picard/ Wolting 2019 ; Sapiro 2024) ou d’auteur mondial ? Peut-on étudier alors la fabrique de l’écrivain global sur le modèle de celle de l’écrivain national (Thiesse, 2019) ?
Trois domaines d’exploration
Bien qu’il soit souvent envisagé comme une liste abstraite, connue de tous et rarement énoncée pour elle-même en dehors du jeu de l’île déserte (Pradeau 2008) ou de celui des « Cent romans qui… », le canon littéraire est tributaire de ses concrétisations et du médium à travers lequel il prend forme. Le contexte dans lequel il est énoncé détermine en partie sa constitution et donc son ouverture aux auteurs internationaux. C’est pourquoi il nous a paru pertinent de définir un cadre médiatique précis, mais pluriel, pour l’exploration des rapports entre le canon et les dynamiques transnationales. Ce cadre médiatique permet également de mettre en regard les institutions qui ont pris en charge l’énonciation du répertoire canonique de leur époque. Parmi ces institutions, la statuaire publique, l’enseignement et l’édition constituent des terrains d’exploration complémentaires et comparables. Comparables par la place qu’elles réservent au grand public dans la conception de leurs objets et de leurs listes canoniques, les institutions envisagées sont complémentaires dans leurs rapports avec le champ politique et le champ économique. Si elles ont fait l’objet d’études spécialisées, il s’agit ici de confronter leurs logiques d’ouverture à des écrivains internationaux.
1. Canons transnationaux et statuaire publique
Concrétisation monumentale des figures qui structurent la mémoire collective, la statuaire publique constitue l’une des manifestations les plus politiques du canon littéraire. Dans la mesure où elle est mise en œuvre par la puissance publique, des municipalités aux États, cette représentation des écrivain-e-s et autres « grands hommes » (Agulhon 1977 ; Bonnet 1998 ; Garval 2004 ; Gheerardyn 2016 ; Lalouette 2018) est en effet tributaire de l’équilibre des forces en présence, mais aussi d’une actualité qui peut conduire à la promotion de certaines figures plus rapidement que ne le font, par exemple, les manuels scolaires. Les conditions de l’accession à la visibilité (Heinich 2012) dans l’espace public sont celles d’un canon hétéronormé : la reconnaissance esthétique est conditionnée à l’utilité politique. Une autre caractéristique de cette forme de la canonisation est sa dimension sérielle, liée à la fonction d’ornement de la statuaire. Qu’en est-il des auteurs étrangers dans cette représentation monumentale du canon ? Si nombre de statues et de séries sont le fruit d’un nationalisme exacerbé au tournant du XXe siècle ou durant l’entre-deux guerres, la statuaire publique est aussi mobilisée, à la même époque, pour symboliser l’amitié entre les peuples, comme dans le cas de la statue de Shakespeare installée en 1916 à Paris. Les écrivains du canon, choisis pour leur capacité à représenter la nation (Bonnet 1998 ; Thiesse 2019), sont ainsi mobilisés dans le cadre d’échanges diplomatiques : les statues en l’honneur de Shakespeare, de Chateaubriand ou de Pouchkine ont pu constituer la manifestation concrète de relations diplomatiques entre le pays d’origine de ces écrivains et leurs pays d’accueil. Au-delà de la statuaire, c’est l’ensemble du marquage de l’espace public, de la toponymie aux plaques commémoratives, qui peut être porteur de cette diplomatie littéraire ou bien, au contraire, contribuer à l’exposition d’un canon transnational. Historiens et historiens de l’art et de la littérature ont mis en lumière les ressorts de la vogue statuomane à laquelle le culte des grands hommes donne lieu de la fin du XIXe siècle à la Seconde guerre mondiale. Mais qu’en est-il, dans la période la plus récente, des représentations de l’écrivain international ?
2. Canons transnationaux et enseignement de la littérature
L’institution scolaire revêt une fonction centrale dans les processus de canonisation. Elle est déterminante dans la définition du classique entendu comme « auteur dont le nom constitue un capital symbolique et dont l’œuvre a subi un processus de canonisation par son inscription dans les programmes scolaires. » (Sapiro 2009). Elle est aussi décrite comme « un des lieux où, dans les sociétés différenciées, se produisent et se reproduisent les systèmes de pensée » (Bourdieu 2002). Les canons littéraires incarnent aux côtés d’autres aspects comme « les classifications » ou « les découpages chronologiques » (Jey 2019) une des dimensions de ce système de pensée de la littérature. Le caractère central de la littérature dans l’enseignement pour la plupart des pays occidentaux réside notamment dans la fonction d’éducation des élèves qu’on lui fait endosser en raison des valeurs dont on l’estime porteuse, notamment « l’appartenance à une communauté nationale […] ou linguistique » (Fraisse 2012). L’enjeu, souligné dès 2012 par Emmanuel Fraisse, est alors celui de l’articulation entre l’universel et le particulier, le national et le mondial, mais aussi pour nombre de pays ayant subi la colonisation notamment, l’articulation entre langue « nationale » et langue de la métropole. Nous voudrions revenir par ce colloque sur la place faite dans l’enseignement scolaire aux littératures étrangères et aux canons d’auteurs étrangers, dans une perspective diachronique. Quelles raisons poussent à l’ouverture du canon national ? Comment cette ouverture s’articule-t-elle à « l’homogénéité présumée du patrimoine national » (Catherine Dumas 2019) ? S’agit-il d’une entreprise de nationalisation de « l’Étranger comme étranger » (Dumas 2019) ou au contraire dans certains cas de la mise en évidence d’un patrimoine européen commun (Franco 2019) ? Comment les auteurs étrangers sont-ils sélectionnés ? La sélection reproduit-elle celle opérée dans les ouvrages d’histoire littéraire produits à l’étranger dans les pays d’origine (Weinmann 2014) ? Les anthologies à usage scolaire, les programmes de cours et de concours, les manuels (Goepper 2012) et les directives ou encore les pratiques relevant des cultures scolaires peuvent constituer autant de corpus à étudier.
3. Canons transnationaux et collections patrimoniales
La collection éditoriale a très tôt revêtu une fonction d’éducation populaire et contribué à la construction des identités nationales, permettant d’asseoir la définition culturelle d’une nation en en édictant les canons littéraires (Cevallos 2014). Or, nombre de ces collections accueillent des titres étrangers en traduction. Comment sont-ils perçus dans une collection à vocation patrimoniale ? S’agit-il de « classiques universels » dont la fonction est alors de conférer par « voisinage » l’aura de classique aux textes nationaux de la collection ? Sont-ils intégrés graphiquement dans une seule et même collection ou ont-ils leur propre collection à part ? Inversement, que fait aux auteurs traduits cet élargissement du panthéon littéraire par importation (Albrecht 2012) ? Les maisons d’édition ne remplissent-elles pas malgré tout une fonction canonisante en les faisant passer d’une reconnaissance nationale à une reconnaissance internationale, d’un canon « national » à un « canon supranational » ?
Peut-on identifier plusieurs moments européens de créations de collections patrimoniales ? Dans le volume qu’ils ont co-édité, Miriam Nicoli et François Vallotton ont rappelé la dynamique transnationale qui fonde « le phénomène de la mise en collection », ainsi que la circulation des modèles éditoriaux, due notamment à l’existence de groupes éditoriaux transnationaux et du phénomène de la globalisation éditoriale (Sapiro 2009). Comment ces modèles sont-ils adaptés localement ou nationalement ? Le choix des textes publiés dans les collections patrimoniales varie-t-il localement, nationalement donnant lieu à des canons nationaux de textes du monde entier ? Les « bibliothèques étrangères » des différentes maisons d’éditions sont-elles à comprendre comme des ghettos et des lieux de relégation (Chevrel 1997) ? Éditer le patrimoine mondial de la littérature peut être aussi porté par une institution supranationale comme l’Unesco qui a joué un rôle actif dans « la création d’un canon littéraire mondial » avec un programme de traduction d’œuvres représentatives (Moura 2023). Comment s’articule la diplomatie culturelle avec le phénomène des collections éditoriales transnationales ? Est-il possible de penser des modèles de collections éditoriales internationales qui soient, aussi bien par le choix des textes publiés que par leur diffusion, en-dehors du canon, voire anti-hégémoniques (Schaub 2019) ?
Le colloque, qui se tiendra sur deux jours, réunira des chercheuses et chercheurs travaillant sur l’un ou l’autre de ces domaines et la question du canon littéraire afin de mettre en évidence, par la comparaison, les fonctions de ce canon transnational.
Modalités
Les propositions de contribution en français, en allemand ou en anglais (env. 300 mots) accompagnées d’une notice bio-bibliographique sont à envoyer à Mathilde Labbé, Bénédicte Terrisse et Werner Wögerbauer pour le 10 mars 2025 (mathilde.labbe@univ-nantes.fr, benedicte.terrisse@univ-nantes.fr et werner.woegerbauer@univ-nantes.fr). Les frais de déplacements et d’hébergement seront pris en charge en fonction des subventions obtenues. Une publication des articles issus du colloque est prévue.
Organisation
Mathilde Labbé (LAMO, Nantes Université)
Bénédicte Terrisse (CRINI, Nantes Université)
Werner Wögerbauer (CRINI, Nantes Université)
Comité scientifique
Florence Baillet (Sorbonne Nouvelle)
Valérie Bénéjam (Nantes Université)
Claude Coste (Université de Cergy Paris)
Karine Durin (Nantes Université)
Marie Gaboriaud (Université de Gênes, Italie)
Thomas Garcin (Université de Paris)
Anthony Glinoer (Université de Sherbrooke)
Christine Lombez (Nantes Université)
David Martens (KU Leuven, Belgique)
Alexander Nebrig (Heinrich-Heine-Universität, Düsseldorf)
Michele Sisto (Université de Chieti-Pescara, Italie)
Paweł Zajas (Université de Poznań, Pologne
Bibliographie
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