Sénèque a dédié à un certain Sérénus entre 51 et 62 de notre ère un entretien sur l’impassibilité du sage dont le vrai titre est le suivant : « le sage ne peut recevoir ni injure ni offense ». L’œuvre, relativement courte, se présente sous la forme d’un monologue au cours duquel l’auteur donne la parole à un contradicteur fictif, manière de rendre plus vivante une pensée en mouvement. Elle illustre un paradoxe dont la secte stoïcienne raffolait : même outragé, un sage ne sent rien car il est supérieur à l’outrage. A la lettre, le traité de Sénèque nous parle de l’eupathie, c’est-à-dire d’une absence d’émotion irrationnelle et de la bonne façon de domestiquer cette émotion. Le ton est souvent cynique : il s’agit de démystifier la dépression morale issue de toutes les petites incommodités de la vie. Il s’agit également de prévenir et de fortifier contre la tyrannie impériale et ses oukases définitifs toute une société aristocratique habituée à vivre dans la terreur : car il ne faut pas oublier qu’être un Grand au temps de Sénèque, c’est risquer sa vie à chaque instant. On comprend mieux comment le stoïcisme et ses arts de vivre (ou leçons de sagesse) a fait fortune dans un milieu aisé, sans cesse exposé aux délires du Prince, à ses caprices.
Naturellement, l’homme de bien ou de haut rang n’est pas toujours enclin à trembler ; et pour peu que la vie de Cour l’importune, il a pour solution immédiate de se réfugier dans la retraite, dans le loisir lettré, dans l’arrêt momentané de l’activité civique : tel est le sens de la notion d’otium qui occupe le centre du traité appelé le De otio. Ce petit chef d’œuvre, écrit à partir de 62, quatre ans avant la mort du philosophe, pose le problème de cet exil intérieur : l’auteur s’y justifie d’abandonner la politique au profit d’une contemplation de la Nature ; il montre que contempler, c’est agir, et que participer aux affaires publiques n’est pas une obligation absolue. Contre le « surmoi » du civisme forcé, il exalte les architectures divines, prouvant que ce regard sur le cosmos est une façon pour l’homme de se grandir. En même temps qu’il est un prélude à une Histoire naturelle, le De otio est un encouragement à la curiosité : une curiosité non point philologique, scolaire, mais une curiosité qui porte à imaginer. Sénèque est donc, dans ce petit livre malheureusement lacunaire, un théoricien de l’imaginaire puisqu’il affirme sans ambages qu’il faut rêver la science. Sur ce point, il fera école.
Sénèque, Le temps à soi suivi de La constance du Sage, traduit du latin, préfacé et annoté par Pierre Maréchaux, Paris, Rivages, 2004, 138 p.