Avant-propos
La découverte de nouvelles terres à partir de 1492 et le désenclavement progressif des espaces maritimes dans les décennies suivantes, décrits avec emphase par Pierre Chaunu comme « le début de la plus grande mutation de l’esprit humain » [1], ont conduit l’Europe à élaborer l’image globale d’un monde, dont elle va constituer le centre durant plusieurs siècles. C’est d’elle que sont en effet partis des aventuriers et des conquérants, le plus souvent marins et hommes de guerre au service de grands seigneurs, de ministres ou de rois, mais aussi commerçants, « mécaniques » en tous genres, missionnaires, espions et contrebandiers, plus tard savants. Quels que soient leur rôle et leur niveau d’intervention, ils participent tous à l’exportation d’un modèle politique, social et religieux. Mais de ces terres lointaines, tous ces voyageurs ont aussi rapporté des productions diverses (plantes, minerais, animaux, hommes, etc.), ainsi que des « relations » écrites, des récits parfois rédigés « par delà » (c’est-à-dire en Amérique même), le plus souvent « par deçà » (c’est-à-dire après le retour en Europe). Le point commun entre ces premiers récits réside en ceci, qu’ils viennent d’abord relater une expérience vécue, voire témoigner de son authenticité historique, quel qu’en soit par ailleurs le niveau d’affabulation. Il existe ainsi différentes sources (manuscrites et imprimées) permettant de définir différents modes de relation, à défaut de genres d’écrire institués. Le souci d’authentification, qui ramène d’abord le récit de voyage à son statut de document, et le texte écrit à son référent, demeure en effet très longtemps immuable. Les premières sources se distinguent donc d’abord en fonction d’un projet de voyage que documentent ses conditions de financement, et non en fonction d’un projet littéraire qui n’existe pas en tant que tel. Là encore le travail de contextualisation permet d’échapper aux simplifications.
Ce qui précède est vrai de la plupart des relations de voyage au Brésil rapportées jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, comme celle – très controversée – du capitaine Binot Paulmier de Gonneville [2], du franciscain André Thevet [3], du « mécanique » réformé devenu pasteur Jean de Léry [4], de ces deux autres franciscains que sont Claude d’Abbeville [5] et Yves d’Évreux [6], du corsaire Dugay-Trouin [7], des savants La Condamine [8] et Bougainville [9], pour ne citer que les plus célèbres [10]. Les choses changent évidemment à partir du moment où une classe d’écrivains « professionnels », ayant voyagé ou non au Brésil, commence à produire des récits qui trouvent plus facilement leur place dans les catégories littéraires instituées (mémoires, romans, etc.), ce qui n’empêche pas les anciennes formes de perdurer, puisqu’il existe toujours des commerçants, des soldats, et des missionnaires, voyageurs et écrivains. Les récits de voyage au Brésil n’ont pas eu d’abord de prétention « littéraire », non seulement parce que la littérature au sens moderne du mot naît au cours du XVIIe siècle, au moment où un champ littéraire autonome est en voie de construction dans l’intérêt du pouvoir politique [11], mais surtout parce que ces récits ne relèvent pas du système des Belles Lettres en tant que tel. C’est en effet au prix d’une opération de reclassification, où les libraires imprimeurs jouent un rôle prépondérant, qu’on a pu inventer au cours du XVIIIe siècle la fameuse « littérature de voyage », y ranger tous ceux qui avaient mis leurs voyages par écrit et tous ceux qui allaient continuer de le faire par la suite. Cette question, qui n’est pas forcément centrale pour les historiens, l’est en revanche pour les littéraires, surtout ceux qui travaillent sur la première modernité, parce qu’elle rejoint donc celle de la « littérarisation des écrits », envisagée sur un terrain qui n’est pas traditionnellement le sien.
En publiant sous forme imprimée une relation de voyage au Brésil et en la signant de son nom, on devient donc auteur, ou bien on réaffirme une identité obtenue auparavant par l’entremise d’autres publications, et cela, quel que soit le statut social occupé par ailleurs, car pendant longtemps être écrivain n’est pas un métier ou une profession. Et parmi tous ces auteurs, des ecclésiastiques (catholiques et protestants) jouent de fait un rôle prépondérant, qu’ils appartiennent ou non à la redoutable tribu des missionnaires. Ils tirent leur légitimité, et leurs livres avec eux, de l’institution à laquelle ils appartiennent, qui les emploie, et qui autorise le plus souvent leur activité d’écrivain. En prenant exclusivement en considération des écrivains qui sont aussi des hommes d’église, il s’agit dans ce numéro consacré exclusivement au Brésil de faire apparaître, sur la longue période, des stratégies de publication qui s’inscrivent (ou non) dans des cadres institutionnels contraignants ; d’étudier les pratiques de mise en récit dans les domaines français et portugais et la façon dont ces auteurs jouent avec des modèles – qu’ils imitent, qu’ils inventent et/ou qu’ils détournent. S’il est très tôt possible d’être « homme d’église » et « homme de lettres », on peut en effet néanmoins s’interroger sur le niveau d’autonomie ou de dépendance qui existe entre ces deux activités ; ou encore sur la façon dont elles peuvent se confondre ou se dissocier selon les intérêts de l’Église ou les ambitions d’un individu. C’est bien cette « double vie », pour reprendre la formule du sociologue Bernard Lahire [12] qui nous intéresse, car elle permet d’échapper à la logique unidimensionnelle des dictionnaires biographiques. En travaillant sur la longue durée, et en confrontant les expériences et les textes d’auteurs représentatifs, ce sont aussi les caractéristiques du Brésil, objet « littéraire » en grande partie inventé à l’origine par des écrivains ecclésiastiques qui ne faisaient pas de « littérature », qu’il s’agit aujourd’hui de mettre au jour grâce à un dialogue, que nous espérons fructueux, entre historiens et littéraires.
Les textes qu’on va lire constituent une partie des communications prononcées à l’Université de Nantes, lors d’une journée d’étude organisée en février 2014. Jean-Claude Laborie (Université Paris-Ouest-Nanterre) s’attache tout d’abord à une figure bien connue des études brésilianistes, le père jésuite José de Anchieta. Considérant la production littéraire de ce religieux polygraphe au XVIe siècle, il montre comment celui-ci articule un héritage culturel portugais et un Brésil jésuite à la construction duquel il participe activement. C’est en homme d’église profondément investi dans le processus d’évangélisation, et donc dans la fabrication d’un Brésil chrétien, que ce jésuite pense et rédige une œuvre considérable, dont l’objectif premier n’est pas la littérature mais la formalisation d’une communauté qui n’existe pas encore mais dont il a l’ambition de dessiner le futur.
De son côté, Nicolas Fornerod (Université de Genève, Institut d’Histoire de la Réformation, IHR) quant à lui, se tourne vers la « France Équinoxiale » du Maranhão (1612-1615), et l’écriture missionnaire chez Claude d’Abbeville et Yves d’Évreux, deux des capucins du couvent de la rue Saint-Honoré à Paris, auxquels la reine Marie de Médicis avait confié le soin d’évangéliser les Indiens tupis de l’île de Maragnan, l’actuelle São Luis. Les récits des pères Claude d’Abbeville et Yves d’Évreux, publiés en 1614 et 1615, constituent à la fois les premières relations missionnaires françaises à sortir des presses et les derniers témoignages majeurs sur les Indiens tupinambas du Brésil, bientôt disparus. Nicolas Fornerod esquisse également une comparaison avec les missionnaires français du Canada, afin de discerner les attitudes parfois contradictoires qu’adoptent ces ecclésiastiques face au Nouveau Monde.
Enfin, Régis Tettamanzi (Université de Nantes) montre comment certains dominicains du Mato Grosso (XIXe-XXe siècles) passent progressivement de l’esprit missionnaire à la littérature. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les dominicains fondent un certain nombre de missions en Amazonie, plus précisément le long du fleuve Araguaia, dans le Mato Grosso. Le siège de l’ordre se trouvant à Toulouse, ces postes avancés sont régulièrement visités par les Frères Prêcheurs français. Plusieurs ont laissé des témoignages de leur passage ; notamment trois d’entre eux, dont les récits de voyage s’échelonnent entre la fin du XIXe et le milieu du XXe siècles : Étienne-Marie Gallais, Marie-Hilaire Tapie et Maurice Lelong. Cette comparaison voudrait montrer comment, à partir de séjours strictement « professionnels », la littérature s’invite peu à peu dans les publications de ces ecclésiastiques, de façon subreptice d’abord, puis de plus en plus marquée.
AU SOMMAIRE
- JEAN-CLAUDE LABORIE - José de Anchieta (1534-1597) : un écrivain missionnaire
- NICOLAS FORNEROD - La plume et la croix : écriture et modèle missionnaires chez Claude d’Abbeville et Yves d’Évreux
- RÉGIS TETTAMANZI - Les dominicains du Mato Grosso (XIXe-XXe siècles) : de l’esprit missionnaire à la littérature
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