Pour beaucoup, le roman est un miroir servant à comprendre le monde. Chez Aragon, c’est le miroir qui devient roman : « Tout ce que je vois, ma vie, la réalité même, perdant tout sens moral, tout prend valeur d’être le reflet des fictions. » Dans La Mise à mort, deux rivaux semblent aux prises, si ce n’est que l’un n’est sans doute qu’une image de l’autre. Dans Blanche ou l’Oubli, le narrateur invente une jeune femme, Marie-Noire, chargée d’arracher à l’oubli la femme qui l’a quitté, Blanche ; chaque personnage, imaginaire ou imaginant, se prétend bientôt le créateur de l’autre. Dans Théâtre/Roman se succèdent deux narrateurs, l’Homme de théâtre et l’Écrivain ; mais « est-ce un acteur qui rêve au jeune homme qu’il fut », ou l’inverse ? « À votre choix », dit Aragon. On comprend que Philippe Forest rappelle dans sa notice la parabole de Tchouang tseu : le sage endormi rêve qu’il est un papillon, et se demande une fois éveillé s’il n’est pas plutôt un papillon rêvant qu’il est un sage. D’une stupéfiante liberté formelle, les trois derniers romans d’Aragon, ici accompagnés des nouvelles les plus tardives du Mentir-vrai, sont des songes partagés. Inutile d’y chercher des vérités ultimes (« la vérité, cette mort de moi-même »). « Valse des adieux », façon de boucler la boucle en renouant avec l’ambition expérimentale des premiers écrits, ces textes des années 1960 et 1970 tournent inlassablement, et sans illusion, autour de l’insoluble énigme qui fut au cœur de l’existence d’Aragon : celle de l’identité.
Louis Aragon, Oeuvres romanesques complètes, t. V, sous la direction d’Alain Bougnoux, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, octobre 2012, 1616 p.