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Projet IUF – Anne Teulade (Promotion 2013)

Interpréter l’histoire récente : inscription dans le temps et construction du sujet au seuil de la modernité (XVIe-XVIIe siècles)

2014-2019

par Anne Teulade

Le projet
Le programme déposé en 2013 portait essentiellement sur la manière dont l’art s’approprie le réel, et notamment dont il configure le temps récent et les mutations dans la représentation de la subjectivité. Je souhaitais étudier comment la fiction prend en charge l’entrée dans la première modernité, en interprétant le rapport de l’individu à son histoire récente. Il s’agissait de revenir sur le préjugé selon lequel l’art des XVIe et XVIIe siècle serait un art de l’éloignement et de l’idéalisation, détournant le regard de son présent - alors par exemple que le rapport des littératures des XXe et XXIe siècles au réel est à présent bien établi et paraît, précisément, constituer un tropisme contemporain. Le projet, centré sur la première modernité (XVIe-XVIIe siècle), souhaitait nourrir un dialogue approfondi avec les théories et les pratiques contemporaines, afin de dégager plusieurs modalités de prise en charge du réel par la fiction. En perspective, il s’agissait toujours de mesurer l’apport des fictions à notre compréhension du monde et d’interroger leur valeur, leur usage et leur positionnement, notamment en temps de crise.

Les réalisations
1. Écriture d’un ouvrage personnel, entre 2013 et 2017, présenté comme inédit lors de ma soutenance d’habilitation à diriger les recherches en 2017, et intitulé : Le Théâtre de l’interprétation. L’histoire immédiate dans les œuvres dramatiques de la première modernité (Italie, France, Espagne, Angleterre) . Ma réflexion, qui s’adosse aux mutations que les conceptions providentialistes et exemplaires de l’histoire subissent à cette époque, met en évidence la complexité de ce théâtre qui ne présente pas une simple imitation des faits historiques et ne se résume que rarement à une amplification des effets pédagogiques de l’histoire. Je me suis attachée à comprendre les œuvres en reliant leurs innovations esthétiques et poétiques à leur prise en charge de la plurivocité du réel. J’ai abouti à l’idée que les œuvres proposent une représentation de la représentation de l’histoire, au sens où elles dépassent l’imitation du cas empirique en mettant en scène un travail d’interprétation de celui-ci. Les pièces mettent en œuvre une réflexion sur le sens de l’histoire, dont elles exhibent les rouages, la fabrique et la visée, en produisant des mimèsis discontinues ou polyphoniques qui invitent à la prise de distance et débouchent sur un questionnement herméneutique. Non seulement le théâtre pense les fractures du passage à la modernité et peut aider, dans une certaine mesure, à s’y confronter, mais il met encore en évidence la part d’invention impliquée dans les procédures d’écriture de l’histoire. L’ouvrage paraîtra aux éditions Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », en 2019.

2. Co-organisation un séminaire (2014) et un colloque international (2015) intitulés La Tragédie et ses marges. Penser le théâtre sérieux en Europe (XVIe-XVIIe siècles) , qui visait à penser la diversité des formes de théâtre sérieux qui se sont développées à partir du XVIe siècle et la manière dont la tragédie d’inspiration aristotélicienne a été repensée pour s’approprier les mutations de la sensibilité, de la culture religieuse et historique modernes, ainsi que de pratiques sociales associées à de nouvelles formes de spectacles, théâtre privé ou opéra. Il s’agissait de penser le renouvellement de la forme tragique lors du changement de paradigme culturel et de rapport au temps opéré par l’entrée dans la première modernité. Les actes sont parus chez Droz, coll. « Travaux du Grand Siècle », 2017, en collaboration avec Florence d’Artois.

3. Un autre chantier a concerné le rapport au savoir qui se noue à cette période, dans un colloque international intitulé Questions sur l’encyclopédisme de l’Antiquité aux Lumières (2014), co-organisé avec plusieurs membres du l’Amo. Les articles tirés du colloque montrent que l’entreprise encyclopédique se soustrait à une simple visée pédagogique et didactique. L’idiosyncrasie de l’écriture individuée déstabilise l’autorité savante et invite à une relativisation des savoirs. Les actes sont parus dans la revue epistemocritique.org en 2018, en collaboration avec Nicolas Correard.

4. Co-organisation d’un colloque international intitulé La Mémoire de la blessure (2015). Le théâtre de la catastrophe apparaît souvent comme un phénomène récent. Or nous voulions faire dialoguer ces approches contemporaines avec des manifestations plus anciennes, portant par exemple sur les guerres civiles, la captivité des chrétiens à Alger ou la révolution française. Nous entendions, au cœur des études actuelles sur les figurations du traumatisme, examiner ce que le théâtre apporte en propre à leur représentation. Je suis partie de l’idée posée par le psychanalyste Sandor Ferenczi selon laquelle le traumatisme, qui produit sidération et fragmentation de l’être et des communautés, constitue un appel la représentation de la souffrance refoulée et à la constitution d’un lien susceptible de ressouder ces fractures. Le théâtre apporte une réponse spécifique à ce besoin de formulation, d’actualisation, et de reliance. Les actes sont parus aux Presses Universitaires de Rennes, 2018, en collaboration avec Isabelle Ligier-Degauque.

5. Afin de prolonger la réflexion sur les traumatismes, nous avons co-organisé avec Eugenio Amato et Isabelle Ligier-Degauque une journée d’études (2016) et un colloque (2017), Mémoire de vaincus dans le bassin méditerranéen , sur leur énonciation du point de vue des vaincus de l’histoire. Je voulais évaluer la prise en charge par la littérature de la place des subalternes dans l’histoire. Comme l’indique Enzo Traverso dans Le Passé mode d’emploi, les vaincus (vaincus guerriers mais aussi économiques, politiques et sociaux) sont entrés dans l’histoire tardivement, vers les années 1960. C’est ce dont témoignent par exemple L’Histoire de la folie de Michel Foucault, Le Fromage et les vers de Carlo Ginzburg ou La Vision des vaincus de Nathan Watchel (sur la défaite des Indiens du Pérou confrontés à l’impérialisme espagnol au XVIe siècle). Alors que la mémoire collective s’est globalement construite sur la négation de certaines mémoires, je voulais comprendre comment la littérature a pu pallier les lacunes et éclairer les points aveugles de l’histoire. Les actes, en collaboration avec Eugenio Amato et Isabelle Ligier-Degauque, sont en cours de préparation, pour une soumission aux PUR.

6. Traduction des Pièces barbaresques de Cervantès avec Anne Duprat et Florence Madelpuech, qui me permet de prolonger mes réflexions sur l’appréhension de l’histoire à hauteur d’individu et sur l’usage de la fiction dans la transcription des conflits collectifs. En effet, les pièces de captivité, La Vie à Alger et Les Bagnes d’Alger, éclairent la guerre de course par des destins singuliers et variés, qui sont configurés, dans la seconde de ces pièces, à partir de modèles fictionnels autant qu’à partir des faits avérés. De même, Le Vaillant espagnol porte précisément sur la confrontation de l’histoire et de la fiction, et présente l’aventure collective du point de vue d’un héros conduisant sa destinée hors de la grande histoire et ne coïncidant pas avec l’éthos conventionnel des figures épiques. Ces pièces illustrent un processus de subjectivation qui accompagne la reconfiguration de la vraisemblance fictionnelle, et permet de saisir à nouveaux frais la complexité, historique et psychologique, du réel, telle qu’il se tisse dans la fiction moderne. Les traductions paraîtront aux éditions Classiques Garnier, coll. « Littératures du Monde ».

7. Les à-côtés de la grande histoire constituent aussi l’enjeu d’un colloque international sur L’esthétique de la contingence dans les fictions de faits divers , co-organisé avec Guiomar Hautcoeur. Ce colloque, mené dans le cadre d’un projet sur les configurations artificielles du hasard dirigé par Anne Duprat, prolonge en partie mon travail personnel sur le théâtre d’histoire immédiate, qui montre la coexistence de plusieurs formes de causalité, au moment où le paradigme providentiel commence à se désagréger. Mais l’enjeu est d’examiner d’autres types d’événements, les faits divers, ces événements exceptionnels considérés comme l’infraction à une norme (juridique, éthique ou naturelle), qui apparaissent comme des objets particulièrement susceptibles de configurer l’intervention du hasard. Avec ce projet, et après les perceptions de la grande histoire à hauteur d’individus développées par les projets sur Cervantès et sur la mémoire des vaincus, il s’agit d’envisager d’autres fictions factuelles directement en prise avec les irrégularités du réel. Les actes, en collaboration avec Guiomar Hautcoeur, paraîtront dans la revue Études Épistémè en 2020.

8. Organisation les 5-7 juin 2019, d’un colloque international de clôture du projet, intitulé La mélancolie face aux crises de l’histoire. Valeurs esthétiques et politiques d’un rapport au temps (XVIe-XXIe siècles) . La mélancolie étant favorisée par les périodes de rupture et de changement violent de paradigme historique ou politique, et résultant d’une prise de conscience aiguë des mutations que ces crises entraînent, il s’agira notamment de se demander quelle est la traduction politique du refus de faire le deuil du passé : l’anachronisme est-il présenté comme négativité pathologique ou apparaît-il porteur de valeurs utopiques ou positives ? Comment le sujet mélancolique oscille-t-il entre réaction et révolution, entre aveuglement au présent et dissidence ?

État d’achèvement, octobre 2018 :

Manifestations
Un séminaire organisé
Une journée d’études organisée
Cinq colloques internationaux organisés
Un colloque en préparation.

Publications
Deux ouvrages collectifs parus, un numéro de revue paru.
Un ouvrage personnel et un volume de traductions à paraître.
Un volume collectif et un numéro de revue en préparation.

Conclusion
À travers ces travaux, qui comportent une grande part de projets collectifs ayant drainé un nombre important de chercheurs, ce programme aura permis de mettre en évidence des dialogues interdisciplinaires féconds entre littérature et histoire des idées, littérature et histoire, littérature et philosophie.
En m’interrogeant sur ce que le discours littéraire peut apporter en propre, en examinant la manière dont les œuvres permettent de penser le réel et la culture d’une époque, j’ai pu montrer qu’il s’agit rarement de subordonner la littérature aux événements ou à des pensées savantes dont elle se feraient simplement les reflets ou la caisse de résonance. Dégager la valeur et l’intérêt des dispositifs fictionnalisants a permis d’affirmer la fonction primordiale de la littérature et de son étude, fonction qui ne se laisse pas absorber par une perspective utilitariste, mais se redéploie autour d’une constellation d’effets émotionnels et intellectuels précieux, y compris et surtout en temps de crise. Autrement dit, l’exploration menée, qui suppose un dialogue entre le fait littéraire et son contexte historique ou anthropologique, aura permis de cerner comment les fabriques mimétiques constituent un lieu spécifique pour configurer ces expériences et en viennent à réfléchir sur l’apport singulier de la fiction ou de l’illusion dramatique à la saisie des crises.
Ce projet a par ailleurs fait émerger une ligne que je pourrais dire « impure » du théâtre de la première modernité : un ensemble d’œuvres se frottant aux aspérités du réel, offrant un miroir aux mutations de l’histoire comme aux configurations du sujet confronté à ces bouleversements. Il contribue à une réélaboration du canon théâtral de la première modernité, en mettant au premier plan des œuvres préoccupées par l’ici et maintenant, et ne détournant pas le regard vers des ailleurs déréalisés ou idéalisés.

Ces travaux seront prolongés par deux chantiers :

  • Corpus et théories du théâtral du réel dans une perspective trans-séculaire.
  • Le lien social à l’épreuve, dans les fictions littéraires et audiovisuelles contemporaines. Représentations et configurations artistiques, en rapport avec les apports des sciences humaines (anthropologie, histoire, sociologie et philosophie)



À propos de l'auteur

Anne Teulade

Professeure en Littératures générales et comparées à l’UPEC (Université Paris-Est-Créteil), maître de conférences en Littératures comparées à Nantes de 2004 à 2019
Théâtre européen (XVIe-XVIIe siècles), Littérature et sciences humaines (histoire, anthropologie)

Courrier électronique : Anne Teulade


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